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L’urgence de donner une intelligence sociale à la ville intelligente
Les organisateurs du congrès de l’ASTEE nous parlent d’un « ...nouveau modèle urbain et territorial [qui] est caractérisé par une gestion optimale des ressources, par une relation usager interactive et mobile où les habitants sont à la fois consommateurs d’information pour les accompagner dans leur vie quotidienne et producteurs d’informations via les réseaux sociaux et services mobiles, et par de nouvelles formes de coopérations pour développer des projets mutualisés entre les multiples acteurs du territoire ». Cette utopie technocratique – qui parfois surestime quelques signaux faibles – n’a rien de méprisable. Mais la reconnaître comme telle conduit à déplacer les questions : on ne parle plus d’un avenir qui va se réaliser par la seule force de la technologie et de la bonne gestion, mais d’un possible qu’il faut savoir transformer en un projet partagé pour qu’il ait la moindre chance de réalisation.
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Que l’utopie soit rationnelle et «vertueuse» ne lui donne pas plus de légitimité : si la généreuse utopie communiste a enfanté le Goulag est-ce seulement en raison de circonstances historiques malheureuses et parce que Staline était un monstre ? Robespierre a-t-il seulement abusé de la vertu en faisant couper des têtes en son nom ? Non : on ne fait pas le bonheur des gens malgré eux et l’on ne change pas la société par décrets.
Je ne fais pas ici profession de foi d’immobilisme : je me demande comment j’ai pu vivre sans ordinateur, sans internet et plus récemment sans smartphone. Je rêve d’avoir une automobile qui se conduise toute seule et de naviguer dans une mer d’objets connectés. Je suis tout autant persuadé que nous sommes aux portes d’une révolution des services urbains. Cependant on ne peut pas se contenter d’approches univoques et iréniques : les possibles sont multiples, grandes les incertitudes, les conséquences inattendues seront légion, et pas toutes
positives. Quitte à passer pour un pessimiste, je voudrais insister sur trois questions auxquelles il faudra répondre pour penser la relation entre l’intelligence numérique, les services publics et les territoires.
La première concerne l’idée que nous nous faisons du changement et de l’innovation. La fracture numérique apparaît comme un problème social (il faut donner à tous les moyens matériels d’accéder au numérique) ou générationnel (cela ne concerne que les vieux) et l’on oublie que si les jeunes qui ont grandi avec le numérique sont beaucoupmoinsgênésqueleursainés par la manipulation des outils, ils n’en ont pas moins des accès et des usages très différenciés sur le plan cognitif. Plus généralement on surestime la facilité des changements sociaux. Que l’on considère l’organisation, les représentations (les images sociales, les idéologies, croyances et valeurs) ou les modes de vie, une société (en admettant que ce terme ait aujourd’hui un sens clair) est faite de couches superposées :
les plus super cielles bougent très vite – au gré des modes, des innovations, des informations nouvelles –, les plus profondes n’évoluent que sur le temps long. Une innovation (technologique ou non) va d’autant mieux réussir qu’elle correspond à des attentes inscrites dans les couches profondes, ou qu’elle peut fonctionner seulement dans les couches super cielles (effet gadget). La combinaison des deux (toute l’histoire du téléphone portable) constitue la recette idéale. Face aux transformations très rapides des technologies et à l’importance de l’offre de produits ou de services nouveaux on doit s’interroger d’une part sur la «pesanteur sociologique», et de l’autre sur l’hypertrophie de l’effet gadget. La première renvoie à l’une des dimensions fondamentales de l’action publique contemporaine : l’articulation du long et du court termes, alors même qu’ils peuvent se contredire. Ici la question est celle du dialogue entre des processus très rapides (en l’occurrence le développement du numérique) et des évolutions lentes (par exemple celle des
Par Alain Bourdin, Lab’urba, École d’Urbanisme de Paris, Université Paris-Est